Adieu Kayenne !

Kayenne

« Kayenne, sale garce, revient ici bordel »… trop tard, elle a passé le fil. Il faut tout le temps qu’elle passe le fil ! La neige, le vent, la faim. Tout est prétexte à franchir les limites. Ce serait mentir que de faire un portrait enjolivé de ma petite tête de mule. Ce serait la trahir que de passer outre son caractère de cochon et ses sautes d’humeur. Non, Kayenne n’était pas une jument parfaite. Elle avait le vice de passer sous les clôtures ou de les casser. Pire, elle savait entraîner tout le troupeau à ses trousses pour aller battre la campagne en pleine nuit et elle avait le don de me mettre en rogne à trois heures du matin quand je recevais un coup de téléphone : « Dis, t’as les chevaux dehors ». Bon sang !

Elle avait la dent facile avec Bandit et Diego. Elle n’était pas tendre avec les autres chevaux. Elle était sans concession. Entière. Ce qui me donnait souvent envie de lui mettre des claques. Mais les claques, c’est moi qui les prenais, l’une après l’autre. Elle ne se laissait pas approcher au pré, elle ne voulait pas tourner en longe, elle ne voulait pas me suivre, elle préférait manger avec les copains. Elle a démoli la tour de connaissances où je m’étais juchée pour observer les chevaux. Elle m’a obligée à redescendre sur terre pour apprendre à marcher à côté d’elle. Pas à pas. Elle a cessé de fouiller les poches, cessé de fuir, elle a accepté la selle. Et un jour elle a bien voulu partir avec moi. Une heure, puis deux… Et nous avons traversé le Bugey et la Chartreuse. Dix jours de randonnée en autonomie. Dix jours passés avec elle et Quartz. Dix jours de bonheur. Merde ! Kayenne la fugueuse, la caractérielle, avait bien voulu se prêter au jeu. Quel plaisir !

Mais quelle grande gueule ! Elle savait donner de la voix, en balade comme au pré. Quand j’arrivais en sifflant c’était toujours elle qui me répondait la première. Il fallait qu’elle se fasse entendre. Toujours. Même pendant ces escapades, elle hennissait. « Hé, toi là-bas, essaie donc de venir m’attraper ». Et une fois sur deux, au début surtout, il fallait bien lui courir derrière. Courir, ce n’était pas sa tasse de thé. Elle n’aurait jamais fait une bonne jument d’endurance, pas plus qu’une bonne jument de saut. Trop cabossée. L’arrière-main trop chaloupée, trop abîmée, raide comme un bout de bois. Elle n’aimait pas courir, pourtant on ne pouvait jamais l’arrêter. Une fois dehors, elle avançait de son pas de dromadaire, rapide, inconfortable, mais toujours partante. Elle narguait Quartz qui peinait à la suivre au petit trot. Elle narguait le vent. Plus rapide, plus maligne.

La vie est une bulle de savon. Elle reflète quelques instants la lumière qui l’entoure et soudain, disparaît. Kayenne, à a sa façon, était insaisissable. Tantôt tendre et câline, tantôt revêche et fuyante. Elle m’a gonflée aussi souvent qu’elle m’a fait rire. Elle m’a suivie aussi souvent qu’elle s’est braquée. Je ne savais pas toujours y faire avec elle. J’avais envie des fois de tout lui jeter aux naseaux, de lui frapper derrière les oreilles et de lui dire « Bon sang, mais tu vas obéir ». Elle m’agaçait. J’ai cru, jusqu’au dernier moment, que je l’aimais bien, mais pas tant que ça. Aujourd’hui, je peux jurer par tous les dieux qu’elle me manque à en crever. Et quand je regarde les chevaux, Quartz, Bandit, Quellebelle, Diego. Il y a comme un trou béant au milieu de mon troupeau.


« Kayenne, sale garce, revient ici bordel »… mais tu t’es échappée pour toujours.

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