La menace fantôme

18 juin :

Les patous ont aboyé toute la nuit. Je suis sortie trois fois pour jeter un œil aux brebis, mais je n’ai rien vu. Gazole et Histon m’ont prise pour une intruse ce matin, ils sont sur le qui-vive. Les bêtes sont couchées, paisibles. Les chevaux, pourtant, sursautent en me voyant arriver, Kobalt sur les talons. Quartz regarde la chienne avec crainte alors qu’il la connaît très bien. J’ai quelques doutes sur l’origine de cette agitation nocturne et de ce trouble matinal. Pascal, l’éleveur, m’appelle : « Le loup a été vu sur les pistes ». Les bêtes sont arrivées hier, le loup ne s’est pas fait attendre. Les chiens en tête de troupeau aboieront à plusieurs reprises aujourd’hui. Je multiplie mes rondes pour m’assurer qu’aucun agneau ne sorte du troupeau. Pendant quelques jours je redouble de vigilance et ne m’accorde aucune sieste. 

25 juillet :

Rien. Pas de mort violente, pas de disparue, pas de blessée. Un mois et demi sans incident majeur. Aucune attaque mortelle. Je touche du bois. Le loup semble s’être évanoui. Je pense de moins en moins à lui ; il m’effraie moins. Les bêtes aussi semblent gagner en hardiesse. La nuit, deux brebis sautent régulièrement les clôtures. Le matin, quand elles me voient, elles font le trajet inverse sans même toucher les filets. Ce calme relatif serait-il lié à l’accident d’il y a quinze jours ? Un automobiliste a percuté un loup sur la route de Saint Nizier du Moucherotte. L’animal s’est enfui. Deux battues successives et la mobilisation des gendarmes à cheval échouent à le retrouver. Cet animal erre en montagne comme une ombre évanescente. Le piège à photos installé par la fédération de chasse ne révèle rien. Toutes les proies viennent faire risette devant l’objectif : chevreuils, chamois, sangliers, brebis... mais le loup n’y est pas. Mort ? Disparu ? Parti vers d’autres contrées ? Le loup ne me laisse que des questions sans réponse, une impression étrange, une absolue incertitude. 

13 août :

Toujours rien. Et pourtant je ne peux m’empêcher de rester aux aguets. Cette absence prolongée m’inquiète plus qu’une présence avérée, certaine. Seuls les patous et les parcs de nuit attestent de la probabilité d’une attaque. Rien de plus.

Il y a une semaine l’alpage voisin, sur le plateau de Sornin, a subi des pertes. Supposition faite : le loup de Saint Nizier se serait rabattu sur un gibier domestique plus facile à chasser. Le piège à photos est déplacé là bas. Deux loups ont également été vus sur le plateau de Saint-Ange. Ce n’est pas si loin. Ces animaux ont l’intelligence romaine, qui vous cernent de toute part et attendent patiemment l’affaiblissement progressif de votre vigilance. Il est fatigant de faire des efforts de surveillance pour la probabilité et non pour la certitude d’une attaque. Cette attitude professionnelle est la petite cousine de la paranoïa. Sauf que la menace ici est réelle. Peut-être... 

Les récits des attaques des années précédentes sont des piqûres de rappel contre une maladie capricieuse. La maladie, parlons-en. Elle fait plus de morts que le loup cette année : 7 à 0. Brebis, agneaux, chèvres, tout le monde en a pris pour son grade.

7 octobre : 

De nouvelles attaques ont été recensées : secteur de la Grande Cabane au pied du grand Veymont, chevreuil retrouvé mort au-dessus de Lans en Vercors, brebis tuées à Saint Nizier. Ici, rien de nouveau. Les nouvelles me parviennent par téléphone. Sans informateur je ne saurai même pas que le loup n’est qu’à quelques kilomètres. Les patous somnolent au soleil...

11 octobre :

Et d’une ! Il ne reste que la tête et la peau : on dirait presque qu’elle a été dépecée pour être tannée. Un responsable de la faune sauvage vient valider sur place qu’il s’agit bien d’une attaque de loup. Ce sera la seule de toute la saison. Une semaine plus tard, je redescendrai de la montagne sans avoir connu de nouvelles attaques. 

Loup : 1/Maladie : 17...