Le Pilat


Soyons raisonnables, avant toute expédition qui se respecte, les aventuriers se doivent de prendre des forces. C’est ainsi qu’Ulric m’accueille chez lui avec une bonne bouteille de Verveine du Puy-en-Velay. Repas bien arrosé avant d’entamer nos pérégrinations du week-end. Je ne connais pas le Pilat et je viens donc ici en territoire inconnu, comme une ingénue. Enfin, pas tout à fait, j’ai quand même pris les raquettes dans le coffre… au cas où. Ulric prétend qu’il neige quelquefois dans le Pilat. Pourtant sur le sentier de départ et tout autour de nous, on constate que les raquettes risquent d’être plus souvent dans le sac à dos qu’à nos pieds. On les laisse dans le coffre. On s’équipe, on rigole et on part. 

Le Pilat est très vallonné, boisé, tantôt râpé par le vent et les bêtes, tantôt broussailleux et inextricable. La marche y est facile et paisible. Jusqu’au Saut du Gier. La cascade qui s’écoule habituellement là est figée. La glace se jette jusqu’aux pieds des rochers dans une succession de bonds et de bosses. Autour, les résineux veillent. Les légendes racontent qu’un trésor a été caché dans le cœur de la roche, sous la cascade, quand les fées existaient encore : de l’or, de l’argent et des pierres précieuses extraites des chirats, ces longs éboulis de blocs erratiques. Avant de disparaître et de rejoindre les profondeurs de la terre, les fées confièrent leur trésor à un roitelet et lui demandèrent de le redistribuer aux habitants de la vallée. L’oiseau s’y employa en brisant l’or avec son bec pour le transformer en poussière et le mélanger aux eaux du torrent. Puis il se saisit des pierres précieuses et du cristal et en distribua un morceau à chacune des familles. Les habitants finirent par suivre l’oiseau jusqu’à la cascade et découvrirent les paillettes d’or dans le limon. L’oiseau s’échina de longues années pour distribuer son trésor, mais l’on dit qu’il mourut sans avoir fini sa tâche. Sous la cascade du Saut du Gier se trouverait encore de l’argent et des pierres précieuses. La légende n’en dit pas plus, mais les paillettes de glace qui brillent dans l’air, arrachées par les piolets des grimpeurs, sont peut-être une partie du trésor que les hommes sont venus chercher ici aujourd’hui. 

Cascade glacée du Saut du GiersChemin escarpé près du Saut du Gier

Avec Ulric nous contournons la cascade par un chemin escarpé à moitié recouvert par la neige, « drai dans le pentu ». L’ascension nous offre une belle transpirée avant d’arriver à la Jasserie. Avec la route à proximité, l’endroit est plus fréquenté que les premiers kilomètres de chemin. Les enfants descendent les pentes avec leurs luges et quelques randonneurs chaussent leurs raquettes. Devant l’auberge même la fontaine a gelé, on remplit les gourdes et on boit un coup. L’eau glaciale meurtrit les dents, mais c’est bon. Kobalt lape quelques goulées et repart devant, un bâton sorti de je ne sais où entre les dents. 

Nous longeons ensuite les lignes de crêtes : le crêt de la Perdrix, de la Chèvre, de l’Arnica, de l’Étançon, le crêt du Rachat, de Botte et de l’Oeillon. Nous ne sommes pas très haut en altitude, à peine 1 400 m, pourtant la vue porte loin. On devine les Alpes, les épaules voûtées sous leur manteau de neige et la pointe du Mont Blanc, perdue dans la brume. Les familles nous regardent passer avec nos gros sacs à dos. Les gens nous questionnent et trouvent très étrange qu’on veuille passer la nuit dehors en plein hiver. Quoi de mieux pourtant que de se lever sous les arbres, baignés par les premiers rayons du soleil au son vibrant du chœur des chirats ? Oui, car ici dans le Pilat, les pierres chantent. Les chirats couvrent les flancs de certaines collines où courent des sentiers hasardeux. Ces centaines de pierres et de blocs sont les éclats de roches que se jetaient les géants d’outre-temps. À vrai dire, seuls les Celtils, des initiés qui ont su perpétuer les cultes druidiques, savent encore faire chanter les pierres et s’en servir pour se protéger en déclenchant des éboulis et des avalanches. Je fais confiance aux vieilles connaissances d’Ulric pour nous ouvrir le passage. Entre invocations silencieuses et prières muettes, nous franchissons les passages escarpés sous l’œil bienveillant de mère Nature. 

Fontaine dans le PilatUlric au milieu des chirats

Vue sur le Pilat

Le sentier est de plus en plus étroit et ne ressemble pas tellement à ce qu’il y a sur la carte après le crêt de l’Oeillon… « Ulric ? » Pas besoin de lui poser la question, on est perdu. On a raté la bifurcation qui devait nous mener jusqu’au collet de Doizieu. La bifurcation ? Oui, celle qui était bien plus haut et bien plus loin derrière. Coup de flemme. On prend un azimut et on se faufile dans un chemin qui descend en pente raide au milieu des fougères roussies par le gel. Je ne sais pas si les pierres chantent, mais les promeneurs ont dû entendre nos fous rires de loin. 

Le soir tombe et nous ne sommes pas arrivés à destination. Peu importe, on trouve un espace à peu près plat entre des résineux au beau milieu d’une partie de chasse. Les chiens tintinnabulent jusque devant la tente, le nez collé au sol, aboyant et jappant à tout va. On élève la voix pour se signaler, mais nulle trace des chasseurs. Longue vie aux lièvres et autres petits gibiers, les chiens s’en vont comme ils sont venus. Le bruit des clochettes s’estompe et le silence reprend ses droits. L’organisation est efficace. Feu, popote, repas bien chaud. S’ensuit pour Ulric la cérémonie du coucher. Il a eu peur du froid et s’est chargé de plusieurs couches de vêtements. Un tee-shirt, puis deux, un pull, un second pull… Il finit par disparaître au milieu de ses vêtements et je ne le retrouverai que le lendemain matin, au sortir du duvet. Kobalt dort avec nous dans la tente et sert de bouillotte naturelle transportable. Très efficace. 

Au petit matin nous prenons la décision d’écourter le parcours initialement prévu. Même si le terrain est gelé et la marche facile, nous mettons quand même plus de temps à nous déplacer sur la neige que sur un sol estival. Nous empruntons un long chemin qui nous amène à la chapelle de la Magdeleine puis aux Trois Dents. Par endroit la neige s’est accumulée un peu plus qu’ailleurs et on patauge dans la soupe sous le soleil. Le terrain redevient praticable sous les rochers des Trois Dents. De là nous empruntons le même chemin qu’à l’aller jusqu’à la Jasserie. Après l’effort… eh oui ! Une pause s’impose dans l’auberge bondée et surchauffée qui accueille les promeneurs du dimanche. On ne s’attarde pourtant pas de trop, au risque d’avoir les jambes coupées. Il nous reste encore un bout de chemin. On abandonne les sentiers balisés pour emprunter des singles de VTT au petit trot jusqu’à la voiture. On range le matériel et on finit la randonnée comme on l’a commencée, le goût de la verveine sur les lèvres.

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