Je ne suis pas un produit de consommation


Trois cents à quatre cents randonneurs à la journée. Soit entre trente et quarante randonneurs à l’heure. Soit un nombre incalculable de questions similaires et de réponses identiques. Toujours les mêmes. Entre autres : « Vous en avez combien ? » 

Interrogation du touriste de base, refrain trop chanté qui m’irrite les tympans. Mais il faut rester poli et répondre sagement : «  un peu plus de mille monsieur/madame ». Puis s’ensuit un interrogatoire plus ou moins long et, surtout, plus ou moins intéressant. Le troupeau semble aux yeux des promeneurs n’être là que pour enchanter leur appareil photo qui cliquette le temps de traverser la masse blanche. J’ai le sentiment d’être bien plus souvent une guide touristique qu’une bergère. Il faut aussi quelques fois faire du social : rassurer les mémères à chien-chien dont le petit chérubin poilu excite les patous en aboyant ; calmer les ardeurs des coureurs mordus de chronomètre ; arrêter ceux qui veulent toucher les brebis « pour le fun ».


Kobalt, au travail

La montagne est pour eux comme une part de leur propriété privée, un bien acquis de droit dont la fréquentation leur paraît entièrement libre. C’est un peu le supermarché de la nature. Tout le monde se sert, mais personne ne veut payer. Beaucoup se réjouissent de voir passer le troupeau tant qu’il ne devient pas une gêne ; tant que les chiens n’aboient pas ; tant que les brebis ne sont pas sur le chemin ; tant que leur chien ne devient pas la proie des patous. 

Quelques randonneurs réguliers me demandent si c’est la première année que les brebis paissent ici, sur le Moucherotte « car on n’en voyait jamais avant ». Non, « avant », il n’y en avait pas. Et c’est bien pour cela que les versants de la montagne se boisent, que l’ONF doit intervenir pour couper du bois, et que j’ai tant de mal à voir tout le troupeau. Le loup, les patous, les bergers... c’est un folklore acquis par les visiteurs. Un bonus supplémentaire qui donne un peu de charme et de vie à la montagne. Mais je n’ai rencontré personne, ou presque, conscient du fait que seul le pâturage permet de limiter la fermeture du milieu. Aucun ne sait lire le paysage et percevoir le fait que les arbres sont jeunes, 20 à 30 ans tout au plus, que les sorbiers et les genévriers colonisent doucement, mais sûrement les crêtes et les hauteurs du Vercors. Ils viennent tous consommer quelque chose : la vue, les chemins patinés par des milliers de pieds, le troupeau et les bergers, la sensation d’une liberté éphémère. Ils passent et puis s’en vont, et c’est tout.


Sur les crêtes du Vercors


Ainsi naît la vision passéiste du métier de berger. Beaucoup peinent à croire que je suis la bergère. Sac à dos Deuter, veste gore tex, chaussures en cuir, lunette de soleil et portable dans la poche. Je ne porte ni béret ni chapeau, je n’ai pas de bâton, mes vêtements sont propres, moi également ! Je sens presque la déception dans certains regards, cherchant encore des yeux un vieux barbu édenté au fumet délicat de sueur et de suint. Quand quelques malins me lancent le refrain « Quel beau métier ! », je leur verse des couplets techniques sur la gestion du troupeau et des pâturages, les soins vétérinaires, le dressage des chiens et les comportements des loups. Beaucoup s’imaginent en effet qu’il suffit d’envoyer les chiens à droite ou à gauche et de roupiller de temps en temps pendant que les bêtes s’en mettent plein le ventre.

À être rendue trop accessible, la montagne semble être devenue un grand parc aménagé pour une population toujours plus urbaine. Le sens des réalités se perd, l’engagement personnel n’a plus aucune signification, tout est sécurisé, entretenu, protégé. Ainsi naît le paradoxe de rendre de plus en plus accessibles certaines zones montagnardes et d’interdire totalement la fréquentation d’espaces « à préserver ». Séparation nette et définitive des activités humaines et d’une nature que certains idéalistes voudraient voir qualifier de « vierge ». Vieux rêve éthéré.

La montagne rappelle quelques fois à l’ordre ceux qui veulent s’affranchir de la gravité et des réalités. J’y pense alors qu’à la radio deux imbéciles sont arrêtés pour avoir tenté d’emmener leurs enfants au sommet du Mont Blanc. Le Vercors est moins médiatique, la moyenne montagne paraît toujours plus facile, mais chaque année ce massif compte son lot de morts accidentelles.

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