Traversée des Alpes - Le Mercantour : une montagne de contrastes (2)

Le peuple du week-end

À 5h30 au refuge, tout le monde ronfle encore. Seul le gardien arpente déjà son domaine. Le brouhaha humain s’est tu. Demeurent le chant de la rivière proche et le bruit de pas des bouquetins et des chamois. Des jeunes viennent lécher une pierre devant les bâtiments. « Est-ce que vous leur mettez du sel pour les touristes ou c’est l’urinoir local ? ». Le gardien sourit : « On vient faire pipi là tous les matins ».

Je descends le long des remous de l’eau puis quitte cette vallée pour m’engager dans le couloir pierreux qui monte jusqu’au Pas du Mont Collomb. Ardu, technique. J’aime beaucoup. Il ne me faut qu’une demi-heure pour franchir ce passage aérien. De l’autre côté, personne encore. Pas aussi tôt. Les bruits de voix, les tentes, les voitures et les longues files de sacs à dos émergent vers la Madone de Fenestre. Quelques personnes, puis des dizaines, un peu plus d’une centaine qui passe, s’arrête, se trempe les pieds, mange entre le Pas des Ladres et le lac de Trecolpas. On est dimanche.



Le week-end, la montagne appartient aux hommes. Deux jours sur sept. Soit une centaine de jours dans l’année sur trois cent cinquante et cela, sans ôter du compte les week-ends où la pluie et la neige repoussent les curieux dans l’intérieur douillet de leur chaumière urbaine. Deux jours et puis plus rien. La montagne redevient silencieuse. En dehors des sentiers proches des routes et des parkings, je ne croise personne ou presque. Alors je suis un peu surprise de croiser des Italiens par paquets de quarante en montant au Pas des Ladres. Et plus surprise encore de voir des centaines de voitures au Boréon. Le lac attire ceux qui veulent se rafraîchir (après une bonne montée), mais il y a ici aussi le parc des loups, une réunion de voitures anciennes et divers regroupements de pique-niqueurs. Cette bouffée de relents humains me paraît presque déplacée après avoir goûté au vent des montagnes. À pieds, les distances réétirent l’espace, mais en voiture, on est à moins de soixante-dix kilomètres des grandes villes côtières et les gens viennent chercher un peu de fraîcheur.




Fin des réflexions. J’emprunte un téléphone à une promeneuse pour appeler mes parents. Mon téléphone ne capte plus depuis trois jours et l’on doit se retrouver dans le secteur. J’apprends que mes anciens sont déjà dans le coin, et passeront la soirée sur Saint-Martin-Vésubie. Je décide de descendre les retrouver en stop. Des aléas personnels me poussent à rejoindre la civilisation pour une nuit et je dois refaire le plein de nourriture. Le pouce tendu, je commence à descendre les rampes goudronnées qui mènent au village. Il passe bien des véhicules avant qu’on ne m’ouvre une portière : « Montez, on est randonneuse aussi, on sait ce que c’est ! » 

Sur place, nouveau bain de foule. Une grande braderie est organisée et il y a du monde de partout. Ce qui n’enlève rien au charme des petites ruelles, des portes et des devantures de certaines maisons. Un ruisseau canalisé court au milieu du village et m’emmène jusqu’au camping où je réserve des places pour tout le monde. Le soir, c’est retrouvailles et ravitaillement. Ma chienne est là, abasourdie après sept heures de voiture, mais contente de me retrouver. Je mange autre chose que des pâtes saupoudrées de soupes lyophilisées et c’est très bien comme ça. 

Vacheries

Première tricherie. Intendance oblige. Je prends la voiture avec mon père pour prendre le départ du GR vers la Vacherie de Salèse. J’évite ainsi plusieurs kilomètres de route et de bitume. La montée jusqu’au col de Salèse se passe au milieu d’une forêt touffue où déambulent des vaches et leurs veaux. Ici le terrain est plus vallonné, moins abrupt. Le Mercantour me surprend tous les jours. Tantôt très méditerranéen et sec, tantôt rocailleux, minéral et froid, tantôt humide et couvert d’une herbe grasse qui fait le bonheur des troupeaux. Les pâturages cernent le chemin de part et d’autre. Des clairières surgissent parfois entre les résineux et, de loin en loin, on entend tinter les cloches des vaches. 

Les vaches, parlons-en. Elles sont ma plus grande déception. Tarines, Montbéliardes, quelques typées Charolaises. J’ai l’impression d’être en Isère ou en Savoie. Où sont passées les races locales ? La normalisation de l’agriculture a détruit toute la diversité de nos terroirs. Même les élevages familiaux sont calqués sur les grandes structures industrielles. On retrouve les mêmes vaches, un peu plus petites, à peine plus rustiques. Mais toujours les mêmes vaches. Le dépaysement que j’espérais n’est pas total, loin de là. Ceux qui ont su tirer leur épingle du jeu vendent des fromages produits localement aux touristes endimanchés venus goûter « un morceau de campagne ». Des fromages qui ont tous ou presque le même nom alors qu’ils n’ont pas forcément le même goût, des « tomes fermières », des « fromages de ferme ». Diantre ! A-t-on stérilisé l’imagination des hommes en même temps que le lait de leurs animaux ? Les appellations locales sont rares et timides. Mais après tout, pourquoi s’embêter à recréer des fromages et des noms saugrenus pour des randonneurs qui ne distinguent qu’à peine la différence entre un taureau et une vache ? 

Mes cogitations m’accompagnent jusqu’au Col du Barn. Sous des nappes de brouillards déchirées par le vent on devine les contours des lacs Long, Rond, Gros et Petit. Un couple découvre le plaisir et les joies de la randonnée en montagne avec un âne et un enfant en bas âge. Le petit fait plus de bruit que l’animal, devant le regard dépité du père et de la mère. À chacun ses expériences ! 




Je quitte le GR pour m’engager sur une sente balisée à flanc de montagne qui mène jusqu’aux Planas et à la Cime de Ballour. Les roches et les pentes abruptes reprennent le dessus. Sur un replat accroché à la roche un piège à photos est fixé sur un arbre. Il n’y a donc pas que les bergers et les randonneurs qui passent par là. Un peu plus loin, des filets à moutons sont installés dans une pente où l’on se demande pourquoi les hommes sont venus jusque là. En termes agricoles, c’est un « alpage de merde ». Je pense à celui ou celle qui doit mener les brebis ici. Un chamois perdrait ses petits au milieu des ressauts rocheux, des buissons et des arbres qui limitent la vue. Pauvre ! 

À peine un ou deux kilomètres plus loin, les Planas : vaste replat où se promènent des génisses. Du chalet on doit voir presque tous les secteurs du coin. Presque une planque estivale. D’un versant à l’autre, les alpages se suivent, mais ne se ressemblent pas. Je vois pas mal de bêtes, mais peu d’hommes. La descente vers Ramplas est brutale et éreintante, mieux vaut ne pas oublier le sel quand on monte faire son estive. Sur ma route, je retrouve non loin du village mes parents et ma chienne. Kobalt apprécie de se dégourdir les pattes. Elle aimerait mieux me suivre, mais le Parc des Écrins est strictement interdit aux chiens.




Cul-de-sac

Nous rejoignons Roure en voiture. Encore quelques kilomètres de bitume ainsi évités. Les routes sont à peine moins vertigineuses que les chemins. Des roches rouges, brunes et violettes se succèdent au-dessus des parapets qui donnent sur la Tinée. Nous cherchons un gîte d’étape ou un camping pour la nuit. « Fermé » est un panneau qui revient souvent. Il y a pourtant beaucoup de pancartes qui affichent le nom d’anciens restaurants et d’anciennes auberges. Il flotte par ici comme une impression d’abandon et de désolation. Les terrasses de culture ne sont plus entretenues, partout ou presque la végétation arbustive reprend ses droits. 

À Roure, un gîte communal est ouvert. Un petit mot sur la table : « Aux randonneurs, prenez une chambre et pensez à laisser un chèque de 15€ dans l’enveloppe au matin ». Simplicité et confiance. Nous nous rapprochons tout de même du Syndicat d’Initiative pour être sûrs d’avoir une place. Il est assez étonnant de constater que dans chacun de ces petits villages suspendus, on trouve à toute heure de la journée une personne pour nous accueillir dans un point d’informations. Dans les rues nous croisons des habitants qui nous expliquent pourquoi les infrastructures ont fermé : « Avant, la route dans la vallée n’existait pas. Les gens allaient plus souvent à pied et nos villages servaient de relais. Aujourd’hui avec la voiture on est devenu des zones en cul-de-sac. Les curieux viennent un peu, mais sinon les gens ne font pas toujours le détour. Il n’y a que des retraités et des gens au RSA ici. Il faut faire au moins soixante kilomètres sur de petites routes sinueuses pour aller travailler en ville ». Le soir, on se rend tout de même compte que le tableau est un peu à nuancer. Quelques résistants travaillent encore sur le secteur. Quatre jeunes occupent le gîte à temps partiel. L’un participe à des travaux de rénovation d’une fresque datant du XVIème siècle dans la chapelle Saint Sébastien. Les trois autres travaillent comme paysagistes et donnent des coups de main pour retaper de petits bâtiments. On discute beaucoup ce soir-là et nous avons même la possibilité de voir en photos les fresques intérieures de la chapelle (le chantier est interdit au public). Les peintres de l’époque avaient l’esprit grivois, qui, relatant l’histoire d’une femme du village, peignaient un diable à l’orgueil démesuré devant la tentatrice pécheresse. 







Pierres et Rocailles

Nous quittons cette agréable compagnie au petit matin, direction Roubion. Je souhaitais partir à pied, mais nos hôtes nous ont informés que le chemin entre les deux villages est glissant et qu’une randonneuse a fini dans un fossé la veille, « un peu plus et elle partait dans la pente, heureusement, elle est tombée du bon côté ». J’évite donc le passage hasardeux pour reposer les semelles sur les pavés et le chemin qui précédent le col de la Couillole (soit les anciens ont vécu de drôles d’histoires pour nommer ainsi ce col, soit le nom est à rapprocher de Cayolle, qui désigne un chalet d’alpage - il me semble que la seconde option est la plus juste). 

Les alpages humides et verdoyants laissent vite place à des espaces rocheux où le gris domine. De hauts plateaux suspendus s’étirent au-dessus de vallons grignotés par l’herbe où serpentent des torrents sinueux. La lumière du soleil fait scintiller le tracé argenté des cours d’eau. Entre les remparts de pierre, sur les replats, des marais spongieux avalent les restes d’une cabane de berger. Un moment, on se demande si l’on est encore en France. 

Vue depuis le Mont Brussière


Mont Démant et Barre du Démant

Mont Mounier

Baisse du Démant depuis le col de Crousette

Vue nord du Col de Crousette

Vallon de Sallevieille

Vallon de Sallevieille

La Dame du Moulin

Col des Moulines, Col des Crousettes… je redescends du côté de Roya où me rejoignent mes parents. Le gîte est plein et nous pousse à trouver un recoin tranquille au bord de la rivière pour camper. Mais il se trouve que nous sommes proches d’une maisonnette et que nous souhaitons avoir l’accord du propriétaire pour bivouaquer. Sur la porte, un mot : « Si vous me cherchez, je suis au gîte, Marie ». Le propriétaire est donc une propriétaire. Une femme aux cheveux plus blancs que gris, au sourire tendre et les yeux pétillants. Elle nous donne son accord et nous invite même à visiter son moulin. Acheté il y a plusieurs années, elle y vient les deux mois d’été pour se reposer et prendre du temps pour elle. Pas d’eau courante, pas d’électricité, pas de route à proximité immédiate. Dans le moulin, tout est d’époque ou presque. C’est un de ces coins de vie où se croisent le présent et le passé. Où, malgré le chaos des temps modernes, la tranquillité et la paix sont restées cachées, bien à l’abri. 

Le soir, la Dame du Moulin nous raconte quelques anecdotes. Avant, des groupes parcouraient régulièrement le GR. Des groupes qu’elle accueillait pour la nuit sur son petit bout de prairie. Mais aujourd’hui les visiteurs sont de plus en plus rares, les chemins sont de moins en moins fréquentés. Ici aussi la montagne se vide et se dépeuple.



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