Traversée des Alpes - Le Mercantour : une montagne de contrastes (1)

La Gare avant

« Ta ta ta tada… » 

Quelle mélodie plus douce que celle de la SNCF pour partir ? Au milieu de la cohue sur les quais, il est encore difficile d’imaginer à quoi va ressembler ce voyage. L’agitation tambourine contre les vitres du train. Au-dehors, les montagnes s’estompent peu à peu tandis qu’on rejoint la vallée du Rhône, puis disparaissent complètement. Entre les sièges des enfants se faufilent. Ici une vieille dame ronfle, là une autre rouspète. Une contrôleuse passe. Les freins sifflent, le train grince. On arrive. Valence, Marseilles, la flopée de gares le long de la côte méditerranéenne, et, enfin, Monaco. Une courte virée en scooter et je rejoins l’appartement de mon cousin. Dernière nuit dans un vrai lit, dernier repas assis dans le canapé. Yannick est aux petits soins. Le soleil plonge derrière l’horizon, la lumière des yachts s’allume, puis celles des immeubles qui se dressent sur la côte. La fenêtre ouverte, le bruit des vagues me berce, souvenir fugace d’une enfance passée dans les îles.

Sursaut. Le réveil criarde. Après un rapide petit déjeuner et une autre virée en scooter je reprends le train jusqu’à Menton. Il fait déjà chaud. La nuit, pour certains, a été agitée. Un Italien crie « Vive la France » avec un fort accent tandis que les gendarmes lui passent les menottes. Je rejoins la plage puis cherche le départ du GR. Ce n’est pas là. Pas là non plus. C’est étrange, les rues ne correspondent pas à celles que j’ai sur la carte, à côté de la gare. La gare ? Il y a deux gares à Menton et je suis descendue trop tôt, à Garavan. La bonne blague ! Je pars donc à pied sur la croisette où des retraités tiennent en laisse des poseurs de mines. Direction l’Italie, je finis par trouver la petite ruelle où se trouve le panneau n° 1 du GR5. C’est parti !



Frontières

La montée débute avec des marches d’escalier, se poursuit avec des marches d’escalier et s’achève avec des marches d’escalier. J’exagère à peine. Un kilomètre de dénivelée pour trois kilomètres de chemins. Bienvenue dans le Sud ! Je serpente un moment entre les maisons puis la végétation prend le dessus. Il y a là beaucoup de graminées et de petits arbustes qui piquent les mollets. Je repousse les rameaux et les branches avec mes bâtons pour éviter de me griffer les jambes. Jusqu’à ce que…

Jusqu’à ce que je tombe sur le premier tas de vêtements. Abandonnés, là. Là, pas si loin de la frontière, presque au milieu des habitations. Des chaussures, des vestes, des pantalons et quelques sacs à dos. Pas des chemises Eden Park. Pas des paires de Timberland. C’est le premier tas de vêtements, alors j’évite de faire des suppositions. Là, pas si loin de la frontière. Mais les tas se multiplient tout le long du GR, tout de long de la frontière, tout le long des maisons mentonnaises avec vue sur la mer. Alors il devient difficile de ne plus faire de suppositions. 

À marcher seule, on se pose toujours beaucoup de questions. Et je m’en suis posée beaucoup ce matin-là. Quelque pas à peine, je refais le monde dans ma tête et mon voyage prend déjà un sens très différent. Je sais que je vais transpirer, que je vais avoir mal, un peu. C’est un voyage, pas une promenade de santé. Mais là comme un claque, je comprends que, malgré tout, le sac à dos, les chaussures et la tente, c’est encore du luxe. Eux, leur voyage, l’ont-ils vraiment voulu ?





Le jardin d’Eden

J’arrive à la fin de la première montée, la tête et les jambes lourdes. La vue est belle. Mais il faut encore monter jusqu’au col du Berceau. S’ensuivent des faux plats et de brèves descentes, avant une nouvelle montée. Perdu au milieu des arbres, on trouve soudain un panneau sympathique : Buvette, libre service, sonnez la cloche. Un petit écrin de permaculture où pâturent des lamas. Une tonnelle invite les randonneurs assoiffés à faire une halte ombragée. Il y a un peu de tout : thé, café, sirop, limonade de sureau. Le paiement se fait selon le bon vouloir de chacun, dans une petite boîte posée sur la table. 

Le chemin semble ensuite beaucoup plus monotone. On devine des zones de couchade pour les brebis à côté de caravanes montées on ne sait comment jusque là. Les maisons réapparaissent petit à petit, les routes, les voitures. Le ciel s’assombrit et par sécurité je me rapproche du camping municipal. Le temps de monter la tente, il pleut quelques gouttes, suivies par des hallebardes. Le tonnerre gronde sur les hauteurs. Je suis bien contente d’être restée dans la vallée. 




Les Alpes, les vraies ! 

5 h 30. Debout. Les orages sont encore annoncés pour cet après-midi. Je souhaite avancer le plus possible sous le soleil. De Sospel, je gagne une ligne de crête qui me fait passer par plusieurs baisses : Fighiera, Linière, Déa. Encore de bonnes grimpettes en perspective. Je m’attendais à monter pour traverser les Alpes. Seulement, les idées ça va bien, 17 kg dans le dos c’est déjà plus dur à assumer. Pourtant aujourd’hui j’ai l’impression de marcher déjà avec plus de légèreté. J’ai quitté les bois et les taillis touffus méditerranéens. Je vois les Alpes, « les vraies », celles qui tendent leur tête rocheuse vers le ciel, qui étendent des alpages verdoyants sur leurs épaules et se glissent dans des vallons encaissés. Le Mont Mandiago offre un panorama à 360° à celui qui fait l’effort de le gravir. Tout le Mercantour s’étend, loin devant. Les reliefs se poursuivent en collines plus ou moins accidentées jusqu’à la mer. On la devine à peine entre deux croupes boisées. La vue des montagnes me revigore. La fatigue de la matinée disparaît, balayée par le vent qui me fouette le visage et m’emmêle les cheveux. Mais je ne peux pas traîner. Au nord, déjà, les nuages s’amoncellent.






Meuh non…

Le GR slalome entre des pistes de 4x4 et des chemins caillouteux à flanc de pentes herbeuses où il ne ferait pas bon glisser. Le bleu du ciel vire au gris, des nappes de brouillard s’enroulent autour des arbres et s’écoulent dans les petites vallées. Je ne sais pas encore où je vais dormir. Je tente ma chance vers la Vacherie des Vieilles Pierres. Les cloches tintinnabulent dans les bois. L’éleveuse me propose de prendre de l’eau à sa source. « Le temps va tourner non ?
- Oui, hier ça a même fait de la grêle par ici. 
- Je pourrais trouver quelque chose pour dormir à l’abri plus haut ? 
- Non, plus haut, il n’y a pas d’abri ou de cabanes. Allez voir vers les forts des fois que… »

J’avance un peu, j’hésite. Peut-être que l’orage ne tombera pas. Je trouve quelques refuges convenables pour quelques heures d’attente, mais bien trop humides pour y passer la nuit. Les vieilles pierres, plus haut, s’entassent les unes sur les autres, s’écroulent, abandonnées. Des têtes rondes en métal sortent de terre comme autant de taupes meurtrières ; des bunkers en béton armé que le temps finit de détruire plus sûrement que les bombes. Commence alors une exploration hasardeuse de chacun des bâtiments éventrés : trop croulant, trop suintant, trop macabre. L’un des bunkers est propre et conviendrait parfaitement, mais cet espace si fermé, si protégé, m’oppresse. De longs escaliers en ferrailles descendent dans les entrailles de la colline. J’en devine à peine le fond avec la lampe frontale. 

Je ressors, démunie. Rien ne convient vraiment et le gris des nuages tourne au noir. Deux randonneurs m’assurent que « ça ne va pas tomber », que « ce n’est pas un temps à la pluie ». Le ciel, pourtant, menace.




Le fort aux choucas

Je suis prête à m’engager plus loin, sur les crêtes. On dirait presque que le temps pourrait tourner au beau. Sur la Pointe des Trois Communes, c’est décidé, j’avance. Ou pas. Une soudaine averse me force à sortir tout l’attirail contre la pluie et à opérer un retranchement vers le dernier bâtiment inexploré. 

Le fort est abandonné depuis longtemps. Une volée de marches estropiées s’avance sous une arcade de pierre grise. Le moindre son résonne et agace les choucas. Les oiseaux sont une dizaine à occuper les lieux. Sous leurs nids de la vieille paille et des brindilles s’entassent. Il ne reste plus grand-chose. À l’étage une pièce ouverte sur un côté, propre et éclairée, pourrait convenir pour la nuit. Un trou bée en son centre sur un dépôt de gravats et de déchets qui lui donne de petits airs de « puits de la Moria ». Je quitte les lieux lorsque le vent tourne et fait rentrer la pluie sous l’abri. Je quitte les couchas qui criardent et trouve un autre emplacement. Des crochets en métal pendent du plafond, d’autres, sur les murs, forment des étendages bienvenus. 

J’aime bien ces lieux abandonnés. Qui a vécu là ? À quelle époque et combien de temps ? Comment s’organisaient leurs journées ? Autant de questions qui me tambourinent l’esprit, comme l’orage au-dehors, jusqu’à la nuit.

Maudites Merveilles

Le ciel clair laisse poindre les premières lueurs du jour. L’herbe est humide, mais le soleil ne tardera plus. Le GR poursuit sa course vers le lac du diable. Quelque chose ne va pas. Le genou gauche. À chaque pas, il m’élance méchamment. Trois jours à peine et voilà une première douleur. Je continue ou pas ? Est-ce que je peux m’arrêter ? Le réseau ne passe pas et dans tous les cas, je dois marcher. Je continue, advienne que pourra !

Au loin, un berger mène ses brebis sur leu biais. Souvenirs. Quelques coups de reins et je franchis la frontière invisible de la zone protégée de la Vallée des Merveilles. Bivouac interdit hors zone dédiée, survol interdit à moins de 1000 m, chevaux ferrés interdits, bâtons à pointe interdits. Et merde. Commence au milieu d’un paysage magnifique, un cheminement de douleur. 

Les montagnes se reflètent dans les lacs de barrage. Jusqu’à quel point l’homme peut-il aller dans ses contradictions ? Une nature et un patrimoine surprotégés dans un milieu déjà très anthropisé. En se rapprochant du refuge des Merveilles, c’est la musique à fond qui vous accueille. Bref ! Je demande la météo du jour et pars au cœur de la vallée. On encense des gravures sacrées qui datent de plusieurs centaines d’années tout en condamnant les dégradations engendrées par d’autres gravures, plus récentes sur des roches proches. Ha ! L’histoire, surtout n’y touchons pas ! Gardons indélébile la mémoire de nos ancêtres, surtout, n’y touchons point ! Ces lieux ultra-protégés me hérissent le poil. Les sanctuaires de l’humanité et de la nature ne font que renforcer la division nette : l’homme d’un côté, la nature de l’autre. Protégeons les animaux et les petites fleurs dans les parcs nationaux ailleurs, peu importe ! C’est ce qui m’agace le plus. De faire croire que certaines zones comptent plus que d’autres. Sauvons les tétralyres, sauvons le gypaète barbu, ils sont en voie d’extinction. Les hirondelles et les abeilles ? Non, attendons qu’elles disparaissent à leur tour pour commencer à les sauvegarder. 

Le coup de gueule passé, il n’en reste pas moins que les gravures laissent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. Que venaient-ils faire si haut, les hommes de cette époque ? À l’âge du bronze, les montagnes étaient déjà occupées et habitées par l’humain. Ces mêmes montagnes qu’on veut nous faire croire « vierges » et si « naturelles ». Elles sont en réalité modelées par la main de l’homme depuis des siècles. Avec l’apparition des haches disparaissaient les premiers pans de forêts. Avec la disparition des hommes, les forêts regagnent leur territoire aujourd’hui.




Un refuge pour la nuit

Le genou me lance de plus en plus. Derrière les sommets, les nuages sombres font signe. Ils ne vont plus tarder à arriver. Il faut trois ou quatre heures pour atteindre le refuge de Nice « si on est bon marcheur ». Tant pis pour le genou, j’appuie sur les bâtons. C’est raide et caillouteux. Il faut regarder où l’on pose le pied sans perdre de vue les traces blanches et rouges peintes dans les éboulis. Les chemins deviennent plus techniques, il faut poser les mains par endroit, tâter du pied la couche de neige, sauter d’une pierre à l’autre. Un instant, un bref instant, la douleur s’envole et laisse place à la magie. Plus haut sont les chamois et les bouquetins. Là, il n’y a personne d’autre qu’eux et moi et les montagnes. Peut-on demander mieux ? 

Je laisse la Baisse de Valmasque, le lac de Basto, la baisse du Basto et le vallon du Mont Chamineye derrière moi. Je croise sur ma route un randonneur-aventurier-testeur. Il part pour quelques jours seulement, mais il est passionné par le test de matériel de randonnée, de la tente décathlon ultra light qui vous suinte sa condensation à la figure à la tente plus vaillante des marques hautes gammes en passant par les tarps divers et variés, les chargeurs solaires et les batteries nomades. La discussion se poursuit jusqu’au refuge de Nice où je décide de passer la nuit. J’ai semé l’orage et la pluie juste à temps pour me mettre à l’abri et prendre la dernière couchette de libre. On est samedi soir et la salle est bondée. À plus de 2000 m d’altitude, je préfère jouer la sécurité. Tant pis pour la sérénité du bivouac en solitaire. Dehors, la nuit gronde. 




Commentaires

  1. Pour information :
    Les fortifications rencontrées :
    La photo 1 (le bâtiment en ruine longiligne) est le baraquement de la tête de l'Authion faisant partie de la redoute des 3 communes. Ladite redoute à été construite sur une ancienne batterie sarde et se trouve à quelques centaines de mètres au NE sur la crête des 3 communes, semblable à une grosse tour carrée construite en 1897 en 3 ans. Effectif : une 50aine. Plusieurs projets de modernisations jamais mis en œuvre.

    Photos 2 et 3 : c'est le fort de la Forca (1887-1891 pour la construction). Effectifs : 120 hommes environs. Le bâtiment avec entrée et 2 fenêtres rondes correspond à l'entrée du fort.
    Le 10 avril 1945 les troupes alliées cherchent à s'emparer du massif de l'Authion. Les Allemands sont retranchés dans le fort. Après un premier bombardement peu efficace, les Français de la 1ère Compagnie du Bataillon d'Infanterie de Marine du Pacifique donnent l’assaut depuis la cime de Tueïs et sont accueillis par les mortiers, les mitrailleuses, les barbelés et les mines antipersonnelles. Un coup au but de l'aviation permet d'occuper la caserne extérieure.
    Le lendemain les Allemands contre-attaquent et reprennent le piton Nord. L'aviation ne donne qu'un appui inefficace et les Français restent bloqués sur la contrepente. Le soir du 11, le BIMP est relevé par la 1ere Compagnie de 21e Bataillon de Marche pour des pertes s'élevant à une 50 aines de tués et blessés.
    Le 12 avril, le 21e BM tente plusieurs avances sans résultats. A 13h, l'appui de lance roquette et de lance flamme permet la reddition des quelques allemands encore présent, les autres s'étant enfui vers le fort de la redoute des 3 communes. Après guerre l'ouvrage est ferraillé.

    Voilà pour l'interrogation sur ces lieux abandonnés !

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